11.7.11

ciclos.

Siècles, voici mon siècle, solitaire et difforme, l'accusé. Mon client s'éventre de ses propres mains; ce que vous prenez pour une lymphe blanche, c'est du sang: pas de globules rouges, l'accusé meurt de faim. Mais je vous dirai le secret de cette perforation multiple: le siècle eût été bon si l'homme n'eût été guetté par son ennemi cruel, immémorial, par l'espèce carnassière qui avait juré sa perte, par la bête sans poil et maligne, par l'homme. Un et un font un, voilà notre mystère. La bête se cachait, nous surprenions son regard, tout à coup, dans les yeux intimes de nos prochains; alors nous frappions: légitime défense préventive. J'ai surpris la bête, j'ai frappé, un homme est tombé, dans ses yeux mourants j'ai vu la bête, toujours vivante, moi. Un et un font un: quel malentendu! De qui, de quoi, ce goût rance et fade dans ma gorge? De l'homme? De la bête? De moi-même? C'est ce goût du siècle. Siècles heureux, vous ignorez nos haines, comment comprendriez-vous l'atroce pouvoir de nos mortelles amours. L'amour, la haine, un et un... Acquittez-nous! Mon client fut le premier à connaître la honte: il sait qu'il est nu. Beaux enfants, vous sortez de nous, nos douleurs vous auront faits. Ce siècle est une femme, il accouche, condamnerez-vous votre mère? Hé? Répondez donc! Le trentième ne répond plus. Peut-être n'y aura-t-il plus de siècles après le nôtre. Peut-être qu'une bombe aura soufflé les lumières. Tout sera mort: les yeux, les juges, le temps. Nuit. O tribunal de la nuit, toi qui fus, qui seras, qui es, j'ai été! J'ai été!


(de Les séquestrés d'Altona, Jean Paul Sartre)

1 comentario:

ep dijo...

o acaso "siglos"